C’est une réelle question que je me pose ces derniers temps, pas une formulation oratoire.
Loin de l’envie ou l’idée de faire du gate keeping, au regard de mon propre parcours, ou d’apporter une réponse stricte à cette question que je vous pose, mais de plus en plus de comportements de mes confrères et consœurs me font me questionner sur les problématiques liées à l’UX Design, notamment sa pratique et son évangélisation.
Avant toute chose, bonne année 2021 🎉 qui je l’espère sera bien plus fun que 2020. Cet article devait normalement conclure 2020, mais je me suis dit que ça peut-être aussi une bonne introduction à cette année… voire aux prochaines années 😅
UX Designer - un métier qui n’en est pas un ?
Il n’y a pas longtemps, je lisais un bouquin assez récent des Éditions Eyrolles. Dans ce bouquin, les auteur·e·s apportent des réponses à des problèmatiques qu’ils et elles ont rencontré dans leur boîte. Un des problématiques est la suivante :
Tout le monde s’improvise UX Designer
Apparemment, d’après ce livre, ce problème arrive lorsque le travail d’évangélisation a plutôt bien fonctionné, et qu’un certain niveau de partage de la notion de design centré utilisateur est atteint au sein d’une société. Je suis d’accord, et j’irais même jusqu’à dire que ça arrive également quand on ne fait pas d’évangélisation du tout.
Dans les faits— et je cite les explications dudit livre —comme l’UX Design « c’est principalement du bon sens », les collaborateurs se permettent « des initiatives » d’atelier où ils prennent le rôle de facilitateur, et là, « l’atelier tourne au fiasco ».
Les solutions proposées par ce livre ?
Proposer des formations informelles, sensibiliser sur les biais (cognitifs) et adopter une posture d’ouverture, sous-entendant par la suite : encourager les collaborateur·rice·s à faire le travail d’UX Designer par eux ou elles-mêmes, sans en avoir vraiment les compétences de base, ni en design, ni en facilitation.
Je ne vais pas rentrer dans le détail de chacune des solutions qui se limitent en plus à 1 pauvre paragraphe de texte, mais vous n’y voyez pas un problème ? Vous qui êtes designer en devenir, designer, ou développeur ou peu importe votre domaine de pratique et spécialisation… qu’en pensez-vous ?
N’importe qui peut devenir UX Designer
Un des détails de ces solutions est quand même de proposer une session de formation une fois par mois pendant 1h durant le déjeuner par exemple. D’après ce livre, il serait donc apparemment possible de devenir UX Designer avec une formation de 12h dans l’année.
Pensez-vous vraiment qu’il soit possible de devenir UX Designer, et donc de couvrir des connaissances assez vastes dans les sciences cognitives et sociales, le design d’interface, la psychologie et l’ethnologie avec 60h en 5 ans de formation entre midi et deux heures ?
Autres questions : d’où vient ce besoin (ou fait) de confondre évangélisation et « tout le monde devrait faire du design » ? Est-ce un besoin de reconnaissance de notre métier souvent méconnu ? Pensez-vous que vendre au rabais le niveau de compétences et connaissances nécessaires du domaine permettent d’en faciliter sa compréhension ou sa reconnaissance ?
C’est bien tout cela mélangé qui me pose un énorme souci dans le métier aujourd’hui, ou dans la manière dont mes consœurs et confrères le (se) vendent.
Confondre évangélisation et pratique
Le but de l’évangélisation est de faire monter le niveau de conscience dans un domaine ou sur un sujet précis, à la base religieux, mais ce terme est beaucoup utilisé dans nos domaines. Il n’a pas pour but de faire monter fondamentalement le niveau de connaissances (quoique…) ou compétences dans ce domaine en lui-même. (Tout comme en religion, le but n’est pas de vous faire devenir prêtre, mais de diffuser la croyance)
C’est une distinction importante qui, si vous ne savez pas la faire, vous amènera aux problèmes soulevés au début de cet article.
Dans l’évangélisation, il y a la notion de conscience (« awareness » en anglais) de l’ensemble de la société, savoir que ça existe et savoir à quoi ça sert permet de distribuer les rôles plus efficacement. Démontrer que la conduite d’un atelier n’est que 20% du travail visible d’un designer (pour ce qui est de la facilitation) et que le reste est un long travail d’organisation, structuration et recherche qui permet de cadrer cette session de travail, peut-être une bonne connaissance à apporter pour élever le niveau de conscience global.
C’est exactement à l’image de ce que les gens imaginent du design web : « la maquette est jolie, mais est-ce que tu peux bouger le bouton à droite s’il te plait ? ». C’est bien d’avoir son avis sur une maquette, c’est même normal. Cependant derrière l’aspect visuel de cette maquette, il doit y avoir des heures de travail de recherche, des interviews utilisateurs, des échanges avec le business et les développeurs ; sans compter des discussions avec « le Légal » pour vérifier qu’on est bien dans les clous, etc. C’est seulement alors, il est possible de produire des maquettes, elles-mêmes conçues avec des connaissances en esthétique, psychologie, ergonomie et accessibilité, pour ne lister que ce qui me vient en tête là tout de suite.
Ce n’est pas parce que vous avez des yeux que vous êtes designer. Ce n’est pas parce que vous avez vu une fois la facilité toute relative d’une facilitation d’un atelier, qu’il sera aisé de le reproduire. Si c’est facile, c’est qu’il y a eu du travail en amont.
Assumer son rôle et son expertise en tant que Designer
Ne vous méprenez pas, et pour celles et ceux qui me connaissent, vous savez que je suis le premier à partager connaissances et compétences lors de meetups, d’ateliers, de conférences ou d’articles et vidéos sur la toile. (il y a même un formation vidéo qui arrive 😛)
Je ne dis pas qu’il ne faut pas former les collaborateurs, je dis simplement qu’il faut savoir aussi leur inculquer qu’on ne s’improvise pas UX Designer. Je dis qu’il ne suffit pas d’être présent à un atelier pour savoir le faciliter. Et surtout, je dis que l’UX Design, ce n’est pas uniquement organiser des ateliers de co-construction, ou faire des maquettes, c’est bien plus que ça. (je n’utiliserai pas cet article pour détailler ce point)
Former et remettre au centre des réflexions la place de l’utilisateur·rice dans toute la stratégie de l’entreprise est certainement le rôle le plus complexe, et bravo si vous y arrivez.
Par contre, navré de vous l’apprendre, mais si tout le monde s’improvise UX Designer et a son avis à donner à tout bon de champ, c’est que vous avez échoué dans votre rôle d’évangéliste. Ce n’est pas grave, reprenez-vous, ce n’est pas une tâche aisée.
Oser dire non et revenir en arrière
Dire non à quelqu’un qui propose de voir les utilisateur·rices à votre place, ce n’est pas fermer la discussion, c’est au contraire ouvrir un sujet important qui s’appelle l’ingérence.
L’ingérence, cette notion qui dit qu’une personne va interférer dans un espace qui est normalement le vôtre. C’est souvent lié à la politique d’un État, mais on utilise de plus en plus ce terme lorsque votre boss vous dit comment faire votre travail, ou lorsqu’un·e collaborateur·rice va bien au-delà de ses prérogatives et empiète sur votre domaine de compétences.
Exemple de « non » ouvert
L’important est de ne pas rester à un « non » ferme renvoyé à votre collègue. Expliquez pourquoi est-ce que ça n’est pas possible pour cette personne, exprimez ouvertement les points d’attention à avoir, le protocole en amont à préparer et respecter, etc.
Échange édulcoré mais issu d’une histoire vraie, le prénom de George a été inventé pour l’occasion.
- George : « Et Geoffrey, on démarre un nouveau projet pour nos gestionnaires, ils auraient apparemment un souci pour le suivi de ces dossiers, demain on voit 3 de ces gestionnaires pour récupérer leurs besoins ».
- Moi : « Hello George, c’est génial d’avoir pris cette initiative, par contre je ne serai pas disponible demain. Afin d’éviter d’enquiquiner nos gestionnaires trop souvent, il serait bien de décaler ce meeting à plus tard afin que je puisse préparer le protocole.
Tu sais la récolte des besoins utilisateurs prend un peu d’organisation en amont qu’il me sera difficile de t’expliquer en si peu de temps, mais si tu veux on peut en rediscuter à l’occasion. Je te propose de travailler sur ce protocole de mon côté, et entre temps, pourrais-tu me fournir un accès à l’interface existante que je puisse me faire une idée de l’outil avec lequel ils travaillent aujourd’hui pour préparer mes questions ?
Merci en tout cas pour ta démarche, ça fait plaisir de voir des gens impliqués. » - George : « Navré Geoffrey je pensais le faire moi-même, mais je n’avais pas conscience qu’il y avait autant de travail en amont. Je te laisse prendre le sujet en main. M’autorises-tu à participer à l’interview ? »
Mon message est pourtant un « non en fait je vais le faire » mais cela permet d’ouvrir la discussion avec mon collègue George, qui sera invité à l’interview en tant qu’observateur (interdiction de parler) pour lui montrer l’intérêt du long temps de préparation en amont.
Assumer votre expertise
Le métier d’UX Designer est un vrai métier, il demande une longue formation et beaucoup de pratique pour être efficace. Je ne dis pas que tout le monde ne peut pas devenir UX Designer, je dis juste que ça n’est pas en 3 semaines de séminaire/formation, ou avec 1h entre midi et deux que vous allez le devenir.
Autre aspect : permettre à vos collaborateur·rice·s d’empiéter sur vos prérogatives vous rend responsable du fait qu’ils vont 1, faire autre chose que leur métier ou tâches, et 2, vous serez responsable du probable faible niveau de qualité du travail qui en découle. Je ne suis pas convaincu que ce soit ce que vos clients / employeurs souhaitent. ☺️
Transposition en dehors de l’UX Design
J’ai essayé de transposer cette idée de partage de la pratique d’UX Design à d’autres métiers, et j’ai du mal à trouver cela logique.
Vous êtes intéressé·e par du développement web, par curiosité, vous allez voir un·e collègue développeur·se pour lui dire que vous avez codé une partie de l’application sur laquelle iel travaille. Bien sûr vous avez fait du Vue.js alors qu’il a une base Angular 9, mais vous lui proposez, après tout vous avez bossé dessus ça peut servir.
Désolé mais ça sonne vraiment faux : votre collègue va certainement vous demander gentiment d’aller voir ailleurs, et ça serait bien justifié, Vue.js est une toute autre stack technique, et surtout vous n’avez pas tout le contexte de développement, vous ignorez qu’il y a utilisation d’API pour l’accès aux données, et votre front n’est certainement pas cohérent par rapport au Design System existant.
Je n’ai également pas connaissance de ce problème dans d’autres domaine que « UX » Design. Qu’est-ce qui fait que notre métier d’UX designer, par rapport à d’autres branches du design, semble être un truc qu’on peut enseigner entre midi et 14h ? Vous avez déjà entendu parler d’Architecte ou Design d’Objet improvisé dans le milieu du travail ? Moi jamais.
Pourquoi l’UX Design serait différent ?
Proposer des séances d’acculturation pour éveiller le niveau de conscience
Ce que vous souhaitez certainement faire si le design est incompris dans votre société, c’est proposer des moments tournés sous la forme de séance d’acculturation.
Chez Foyer, nous proposons avec l’aide du Pôle Innovation des sessions d’acculturation nommée BBS (Brown Bag Session). L’idée est de profiter du repas de midi pour aborder un sujet que n’importe quel·le collaborateur·rice peut proposer sur presque n’importe quel sujet.
Il existe également un principe de vis-ma-vie en interne qui permet à un·e collaborateur·rice de suivre une autre personne pendant 1 journée ou 2 afin de mieux comprendre comment cette personne travaille. (avec l’accord des 2 personnes bien entendu)
A la rentrée 2021, nous allons également proposer une formation de 2h aux nouveaux arrivants pour davantage expliquer notre métier, et ce qu’il implique, ainsi qu’une présentation de la bonne manière de travailler avec nous. (pôle de design)
Ces modes de sensibilisation ne sont pas de vraies formations techniques et évitent de mener à la confusion : « vous n’avez pas les compétences pour faire mon métier à mon niveau d’expertise, c’est trop demandant et vous n’aurez pas le temps pour cela. Cependant si vous souhaitez rentrer dans le domaine et élever votre niveau d’expertise, libre à vous de vous former et changer de métier ! » 😄
S’il fallait conclure
Je ne sais pas comment conclure, et pour cause, même si j’ai un avis bien tranché assez éloigné des Jared Spool et autres pontes qui prônent la pratique du design par l’ensemble des collaborateurs, il est pour moi risqué et bien trop dangereux la plupart du temps d’aller dans cette direction.
Promouvoir le design au sein de votre société pour exprimer le besoin de valider l’ensemble des décisions par un intérêt pour l’utilisateur ou pour le client, est pour moi primordial, mais ne doit pas mener au chaos, cet état où tout un chacun pense pouvoir pratiquer le design UX sans aucune connaissance de contexte ou d’expérience, ni cadre.
Retrouvez-moi sur Twitter pour en discuter 🙂
Merci pour cet article ! 🙂
Je viens de terminer une formation en développement frontend dans le cadre d’une réorientation professionnelle et je manque cruellement de bagage en design et UX design. On m’a appris à travailler à partir de maquettes, mais, à l’aube de ma nouvelle carrière, je me rends compte qu’en freelance ou dans des petites structures, la maquette elle est pour ma pomme ! Ce qui n’est pas sans renforcer mon syndrome de l’imposteur…
Je ne reproche pas à ma formation d’avoir évincer cette matière. Je pense qu’ils distinguent bien les métiers différents dans des scénarios idéals de grosses boites bien complètes. Mais dans la pratique, quand je lis les offres d’emploi et les expériences à droite à gauche, j’ai l’impression qu’on va attendre de moi des compétences d’UX design que je n’ai pas (encore).
J’espère honnêtement avoir la chance de travailler de concert avec des designers. Mais en attendant, je lis ce que je peux et j’ai ajouté le design, l’UX design et l’accessibilité à mes mots-clés de veille…
Je ne sais pas si mon commentaire a vraiment sa place ici, mais c’est une petite réflexion personnelle que ton article a inspiré. Il renforce ma conviction que même si je serai amené à y toucher, je peux aussi dire « Non, ce n’est pas mon domaine d’expertise, on a besoin de l’avis d’un.e designer ! ».
Hello Samy,
Très bon point en effet. Mon article ne prend pas en compte tous les contextes, c’est impossible 😊
Mais il est clair que rien n’empêche d’ouvrir le champ des possibles en pointant du doigt l’incertitude dans ton expertise (ce n’est pas un mal hein :p) sur un aspect ou un autre, cela peut aussi permettre à des gens non-experts dans nos domaines (exemple : nos clients) de se rendre compte de la diversité des métiers et spécialisation.
Personnellement, en tant que freelance, je préférais trouver des partenaires freelances plus experts que moi, je prévenais le client que ça n’était pas mon domaine d’expertise, mais s’il voulait que je le fasse quand même c’était à ses risques et périls.
Encore merci pour ton feedback 😊